Par Claudine Bories et Patrice Chagnard
Filmer le pouvoir – les situations
ou les gens de pouvoir – n’est pas autre chose qu’une manière
parmi d’autres d’exercer notre pouvoir de filmer.
Et là
comme ailleurs notre maître c’est le réel. Filmer est un pouvoir.
Mais s’agissant du documentaire ce pouvoir se heurte à un pouvoir
qui lui est bien supérieur, le pouvoir du réel. Cette confrontation
entre notre volonté de maîtriser la réalité que nous filmons et
notre recherche à travers elle d’un réel qui nous échappe est
notre lot.
Histoire compliquée, histoire tordue car le réel
n’est pas toujours là où l’on croit. Il en est peut-être de
même pour le pouvoir.
Pour notre film Les
Arrivants, nous avions choisi de filmer une réalité précise,
celle de familles demandeuses d’asile débarquant à Paris dans un
centre d’accueil d’urgence.
Au fur et à mesure que nous
avancions dans notre travail, nos certitudes s’effondraient. Les
images que nous filmions nous semblaient plates. La réalité que
nous avions choisi de filmer montrait ses limites, sa banalité. Nous
avions l’impression de ne plus rien voir. Face à cette perte, nous
étions démunis et angoissés. Mais nous gardions la conviction
que « quelque chose » était là, qui réclamait
notre attention – mais quoi ?
Ce « quelque chose »
exigeait que nous traversions les apparences telles qu’elles
s’offraient à nous. Ce « quelque chose » exigeait que
nous abandonnions nos certitudes, que nous acceptions notre cécité
du moment, pour regarder ailleurs et autrement. C’est à partir de
ce renoncement que nous avons pu découvrir ce que nous nommons le
« réel du film ».
Qu’est-ce que c’était ?
Dans ce cas précis, ça se présentait comme un déplacement
du regard qui prenait la forme d’un mouvement de caméra
panoramique.
Nous étions venus filmer des demandeurs d’asile,
c’était eux qui nous intéressaient. C’était eux notre sujet.
Et voilà que notre regard-caméra se tournait sans que nous l’ayons
vraiment voulu, vers les personnes chargées de les accueillir, de
l’autre côté du comptoir.
Ce mouvement panoramique (qui
allait devenir la forme centrale du film) ne montrait pas seulement
le face à face entre arrivants et accueillants. Il dévoilait ce
qu’il y avait entre eux : un espace, un abîme qui était aussi le
lieu d’une possible rencontre. Dans cet espace quelque chose de ce
que nous appelons « le réel du film » se donnait à
voir.
C’était là que nous-mêmes devenions partie
prenante, acteurs de ce que nous filmions, c’était là que les
spectateurs trouveraient leur place pour ce film.
Il se trouve
que cet espace (ce mouvement et l’intervalle qu’il décrivait)
permettait d’éprouver en tant que cinéastes et/ou spectateurs,
quelque chose de ce qui était vécu intérieurement par chacune des
personnes en présence. Une distance s’établissait ainsi qui
permettait de percevoir la réalité non plus de façon descriptive
mais dans son épaisseur, sa complexité, ses contradictions.
Le réel dont nous parlons ici exige
donc du cinéaste qui désire s’en saisir, une sorte de
lâcher-prise. Saisir et lâcher dans un même geste…L’affaire
n’est pas simple !
Là où le cinéaste de fiction peut dire
: « j’ai le pouvoir puisque j’invente une histoire pour
raconter ce que je veux », le documentariste dit : « je
n’invente rien. Je suis tributaire d’un réel qui m’échappe.
Mais j’entends quand même raconter ce que je veux. »
Et
pour y parvenir il est prêt à assumer toutes les ruses possibles
face à une réalité qui ne répond jamais tout à fait à son désir
profond – désir que d’ailleurs il ne connaît pas tout à fait…
Pourquoi tant de complications ?
Mais parce que nous y trouvons notre compte ! Cette
complication et la jouissance qu’elle provoque, bien plus que le
voyeurisme dont on nous soupçonne parfois, constituent de façon
subtile notre « perversion ».
En effet, il y a
bien une sorte de perversion ou si l’on préfère de « torsion »
propre au cinéma documentaire, qui a à voir avec l’ambition de ce
cinéma-là.
En tant que documentaristes nous sommes écartelés
entre deux exigences contradictoires : être le témoin de ce que
nous voyons et en même temps faire de ce face-à-face une création.
Le plaisir que nous prenons à filmer des situations et des personnes
réelles est inséparable de la tension qu’engendre cet
écartèlement.
Cette position « impossible »
dans laquelle nous avons choisi de travailler, c’est notre trésor
secret, c’est notre rapport intime à nous avec le pouvoir. C’est
là que nous puisons l’énergie de traverser l’épreuve d’une
réalité que par expérience nous savons être insaisissable et
décevante.
Il nous faut la parcourir en tout sens jusqu’à
en épuiser la surface, jusqu’à être capable d’en extraire les
quelques pépites avec lesquelles nous la représenterons.
Et
notre travail ne sera réussi que si cette représentation rend
compte à la fois de cette réalité et de notre regard sur elle.
On pourrait dire que là réside la fine pointe de notre
pouvoir : dans cette victoire – bien éphémère ! – de la
représentation sur le réel.
Claudine Bories et Patrice Chagnard sont cinéastes. Ils réalisent ensemble leurs films depuis 2005 : Et nos rêves, Les Arrivants, Les Règles du jeu, Nous le peuple.