Et aujourd’hui que peut le cinéma ?
Philippe Garrel a filmé 68 grâce à des chutes de Godard, Patricio Guzman La Bataille du Chili grâce à l’envoi de bobines 16 mm par Chris Marker, et les étudiants de l’Idhec sortaient en douce matériel et pellicule pour aller filmer par exemple La Reprise du travail aux usines Wonder. C’est ce qu’on aime croire de ce temps d’avant où trouver le matériel pour filmer était au cœur de la problématique du cinéma(1). Il n’était pas interdit de filmer mais il fallait s’en donner les moyens… Il fallait aussi tromper la censure. Le réseau des comités d’entreprise, des syndicats et des organisations politiques jouaient pleinement leur rôle de caisse de résonance et organisaient des projections sauvages de films interdits et militants, tandis que les canaux de la télévision étaient directement contrôlés par le Ministère de l’intérieur. Aujourd’hui, tourner des images, enregistrer des sons, et même monter ces images et ces sons est accessibles à tous. La camera stylo rêvée par Alexandre Astruc(2) est désormais avec le téléphone portable entre toutes les mains. Avec les réseaux sociaux, Instagram et Youtube, ces mêmes images sont à disposition de tous. Il ne serait donc plus interdit de filmer, plus non plus interdit de diffuser (si l’on excepte les filtres automatiques et souvent grotesques mis en place par Facebook et consorts). Et pourtant, dans ce contexte, il n’est pas plus facile pour les cinéastes de travailler sur le terrain de l’actualité et pour nous d’avoir accès à leur regard sur l’Histoire qui se déroule sous nos yeux. Il y a le manque de réactivité et la frilosité des systèmes de financements qui jouent comme une machine centripète pour ceux qui tentent d’y avoir accès. Il y a aussi les menaces des forces de l’ordre de plus en plus pressantes, les interpellations(3), les blessures(4). Enfin, dans le fatras des images qui se bousculent sur internet, où elles se chassent les unes les autres dans leur viralité, n’apparaissent jamais d’emblée celles qui s’éloignent de l’image choc et de l’instantané. Les films courts des « Yeux de Marianne » tournés durant Nuit debout ou ceux tournés depuis les manifestations sur la loi travail jusqu’au mouvement des gilets jaunes par « Le Doc du Réel » ne sont finalement portés qu’à la seule connaissance de communautés d’initiés connectés entre eux via quelques sites de prédilection. Le programme de cette dernière séance Front(s) Populaire(s) se fabrique à partir de ces constats et de notre désir de proposer une programmation en mouvement afin de confronter les regards et les paroles, c’est pourquoi elle est toujours en work in progress. Autour des mobilisations sociales qui nous occupent aujourd’hui – mais qui en fait se succèdent sans discontinuer depuis longtemps -, nous adjoignons à la question « Quel pouvoir des images ? » celle-ci : Quelles images des luttes ? Lesquelles nous importent ? Que nous disent-elles ? et in fine Quelles images pour la lutte ? (1) Mais ce ne sont peut-être que des ouï-dire (2) « Naissance d’une nouvelle avant-garde », L’Écran français, 30 mars 1948 (3) Mariana Otero interpellée en juillet 2016, Lech Kowalski en garde à vue en septembre 2017, Camille (Le Doc du Réel) en garde à vue avec confiscation de son matériel lors de la mobilisation étudiante en juillet 2018… (4) Florent Marcie blessé par un tir de flashball le 5 janvier 2019 lors de l’Acte VIII des gilets jaunes, comme de nombreuses autres personnes depuis le début du mouvement.