Interview de Kavich Neang (Last Night I Saw You Smiling)
réalisateur de Yub Menh Bong Keunh Oun Nho Nhim (Last Night I Saw You Smiling)
Le White Building est le lieu où vous avez grandi, c’est aussi un lieu très symbolique car c’est l’un des derniers bâtiments de l’époque moderniste à Phnom Penh, puis parce qu’il a été récupéré par les khmers rouges, et enfin réinvesti par une communauté d’artiste. Que souhaitiez-vous montrer de ce lieu ?
K.N. : Quand ils ont annoncé qu’ils allaient démolir le White Building, j’étais en train d’écrire le scénario de mon premier long métrage de fiction intitulé « White Building », que j’avais prévu de tourner bientôt. Cela a complètement changé le cours de mes projets : comme c’est l’endroit où j’ai toujours vécu, où j’avais ma famille et mes voisins, c’était très choquant. Quand je pensais à la démolition, je ne pensais plus à mon film de fiction, mais à la priorité de filmer uniquement pour garder une trace de ces moments avant la démolition. Tout le monde commençait à partir, j’avais peur de perdre du temps. J’ai emprunté la caméra d’un ami et j’ai tourné, sans savoir si je ferai un film de ces images par la suite. Tout ce que je voulais, c’était« capturer » ces moments de vie en filmant tous les évènements auxquels j’assistais, auxquels je faisais face, physiquement. Puis, à la fin du tournage, une fois le bâtiment démoli, je me suis aperçu que les images que j’avais prises me renvoyaient avant tout à mes souvenirs, à la manière dont je m’étais attaché, dans le sens adhérer, se connecter, à ce bâtiment.
Il y a quelque chose de très physique, de très direct dans la manière dont vous filmez le White Building… Vous parlez de faire face aux évènements, et c’est ce qui ressort dans votre manière systématique d’employer les cadres fixes.
K.N. : Tout le monde courait, tout le monde emballait ses affaires dans l’urgence, et pour moi, c’était frustrant de les suivre. Je voulais prendre de la distance avec cela, parce que ce n’était pas suivre la réalité de l’urgence qui m’intéressait, mais profiter du moment que je passais avec eux. Mais en ne bougeant pas, je ne m’éloignais pas non plus de la réalité, je ne l’évitais pas. Et donc physiquement, j’utilisais une manière de filmer qui me permettait de sortir de cette réalité de l’urgence tout en étant avec les personnages, avec chacun notre espace, le résident dans son appartement et moi avec ma caméra, afin que les deux soient bien dissociés.
Cette idée de distance dit également quelque chose de la manière dont vous évoquez ce départ et le sentiment de détresse qui l’accompagne. La tristesse infuse le film dans sa globalité et de manière égale, quelques soient les lieux, même vides, et vous avez la même intimité avec vos proches qu’avec les personnes que vous connaissez moins.
K.N. : En fait, quand je voyais une porte ouverte, j’y entrais. L’idée était de rencontrer les gens qui étaient encore dans le bâtiment. Je posais la caméra de manière à respecter leur environnement, puis une fois que le cadre et l’éclairage étaient fixés, je leur disais : « Je vais vous poser des questions liées aux souvenirs que vous avez de ce bâtiment. » C’est cela qui a fait qu’il n’y avait pas une si grande différence dans le film dans la proximité que j’avais avec les personnes que je connaissais déjà – mes parents, leurs amis, le voisinage proche – et des personnes que j’ai rencontrées pour la première fois pendant le film. Parce qu’à partir du moment où je voulais que le film raconte des souvenirs, plus qu’un départ, les résidents s’ouvraient tout de suite et étaient très heureux à l’idée de partager cela. Cela a créé une forte connexion entre nous, car nous sommes liés à ces souvenirs et nous cherchons à les préserver. Et donc nous nous comprenons, sans avoir à dire explicitement « Je suis dévasté par la situation. » Je ne leur demandais pas comment ils allaient, parce que c’était justement trop déconnecté de la réalité tant la réponse était évidente. J’ai tout de même demandé à mon père, trois fois pendant le tournage, ce qu’il ressentait, parce que c’est mon père, mais ce n’est pas quelque chose que je trouvais juste dans l’ensemble du dispositif du film. Il y a une dimension politique dans ce film, dans ce qu’il se passe, mais je ne cherchais pas un sujet politique, plus quelque chose lié au moment de la rencontre que je faisais avec chaque personne. Une ouverture à laquelle je n’avais pas eu accès avant, et qui laissait aux choses la possibilité de sortir, de se révéler.
Les lieux disent également des choses par eux-mêmes, notamment les couloirs, que vous avez décidé de montrer régulièrement dans le montage du film et on imagine aisément que c’est un espace particulier, que vous filmiez constamment.
K.N. : Je crois que pour moi, les couloirs sont les espaces qui racontent le plus tous les souvenirs que j’ai du White Building. Quand ils ont annoncé qu’ils allaient démolir le bâtiment, l’image que j’ai eue tout de suite a été celle des couloirs. Quand je suis dans les couloirs, tous les souvenirs de ma vie passée dans le bâtiment, de mon enfance, des amis avec lesquels j’ai grandi, reviennent de manière très prégnante. Et c’est aussi un espace commun qui relie tout le monde, à partir duquel on peut entendre les cris et les actions des résidents, tout y est connecté, et c’est pour cela qu’il cristallise le plus pour moi la particularité de ce bâtiment. Et donc lorsqu’ils sont vides, ces couloirs procurent ce rapport aux souvenirs que je cherchais. C’est pour ça que dans mon film, au début et à la fin, j’ai choisi de mettre des images de couloirs vides, tout en y superposant des sons, pour donner à voir cet état de réminiscence dans lequel je me trouve quand j’y suis.
L’agencement des sons que vous utilisez alors que vous filmez ces couloirs vides, à la fin du film, est très particulier. D’abord on entend le moteur des pelleteuses, le béton qui se fracasse au sol, c’est donc une utilisation du son que l’on pourrait qualifier de réaliste, car liée à la réalité du bâtiment en train d’être détruit, puis ces sons disparaissent et les bruits des enfants qui couraient dans le bâtiment reviennent, un son plus « mental », rêvé, qui est lié à un souvenir. Et finalement vous décidez de clôturer le film par le retour des bruits de destruction du bâtiment.
K.N. : C’est une évolution qui suit le cours de mon rapport au White Building, aux souvenirs que j’en ai et à l’acceptation de la fin de cette vie que j’y ai vécue. Quand tout le monde est parti, je continuais à chercher des souvenirs, et à filmer des endroits non encore démolis pour m’y projeter… Mais à la fin, même si je ne filmais pas de trace de démolition ou bien la présence d’ouvriers avec leurs pelleteuses, le son des destructions arrivaient jusqu’à moi et la réalité de la situation était bel et bien là. Je devais lâcher cette résistance, qui n’était plus possible. Donc la structure de la fin du film, l’utilisation du son et le dernier plan – où je finis par décamper à cause de la poussière qui m’empêche de respirer -, c’était pour montrer cet entêtement et aussi cette prise de conscience que je ne pouvais plus me battre.
C’est l’image avec laquelle le film se clôture, mais quelle image souhaitez-vous laisser aux résidents du White Building ?
K.N. : En filmant le White Building, pas seulement les personnes que je rencontrais mais le lieu, je voulais aussi laisser quelque chose aux habitants, car des fois ils n’avaient pas une image, une trace concrète de ces souvenirs, ils n’avaient que leur mémoire. Dans le film, il y a cette scène où une dame me montre sur son portable une photo du White Building, dans le jardin, avec deux garçons. Je lui ai demandé si elle connaissait ces deux garçons, elle m’a répondu que non. Elle venait de trouver la photo par hasard, en cherchant dans son téléphone, mais ne semblait pas s’en rappeler. Je veux lui laisser une sorte de cadeau qu’elle aura en voyant le film, comme si je lui disais : « C’est ton souvenir. » Et donc laisser aux résidents une image du White Building avec des prises de vue qui révèlent la beauté du bâtiment aussi. Dès que je rentre au Cambodge, je vais organiser quelques projections pour eux. Et aussi, cela a changé la perspective de mon film de fiction, qui ne sera non plus tourner vers le lieu en lui-même, mais vers les gens, les sentiments des souvenirs échangés avec eux. Il faut que je trouve une manière de raconter cela.
Recueilli par Lou-Andréa Désiré