Yub Menh Bong Keunh Oun Nho Nhim de Kavich Neang
Un bâtiment aux couloirs sans fin, et pourtant des corps retranchés dans le coin d’une pièce où les souvenirs sont entassés. En plein déménagement, les habitants du « white building » occupent le bâtiment comme une arche de Noé avant le déluge. Kavich Neang ne filme pas des habitants en train d’emmener leurs affaires pour s’installer ailleurs, mais des habitants qui semblent débarrasser l’espace pour respecter un contrat, tout en laissant le plus possible d’affaires dans le bâtiment qu’ils sont sur le point de quitter. Si le bruit des meubles déplacés fait soupirer les expulsés et occupe tout l’espace sonore, les cadres fixe, biens campés comme les habitants qui ne font que repousser à plus tard le départ des lieux, ne permettent pas de suivre leurs trajets. De sorte que le déplacement est annulé, immédiatement après, lorsque le cinéaste nous présente une nouvelle pièce remplie de cahiers, livres, commodes et tissus.
Les axes obliques de la caméra semblent signifier que la place de l’habitant dans l’espace s’impose comme une contrainte. Si bien que dès qu’il y a une interaction avec un autre habitant, en bordure de cadre, celle-ci semble à la limite du déchirement. Les perspectives que favorisent les encadrements de porte et les longs couloirs dénotent. Alliées aux courses interminables des enfants dans les couloirs et escaliers, leitmotivs du film qui résonnent même une fois le bâtiment vide, elles signalent au spectateur qu’il s’agit bien là d’une situation extrême. Nous sommes loin du caractère circulatoire des échanges que devait contenir ce lieu, investi par une communauté d’artistes.
Le cinéaste est personnellement attaché à cet immeuble singulier, il y a grandi et ce sont aussi ses parents sur le point de partir qu’il filme. L’intimité qu’il parvient à capter permet au film de s’ouvrir, au-delà de l’état de latence dans lequel sont maintenus les résidents, par de véritables moments de vie. La grâce emplit le cadre lorsque les chants d’amour perdu ou inquiet viennent se superposer à la situation des personnages. Les habitants se débattent avec les commodes, les statues et les cadres qu’ils portent, le poids se fait sentir, et c’est une résilience pleine de vie qui se dégage… Lorsque le bâtiment s’avère vide, l’absence résonne brutalement. En rythmant son cours de déplacements et transports répétitifs, jamais aboutis, le film ne prépare pas le spectateur à une telle rupture. Le son des enfants qui courent dans les couloirs revient, hante les archives et les souvenirs peints sur les murs, que l’on n’a pas pu emmener avec soi, laissent un goût amer. Kavich Neang reste dans le bâtiment jusqu’au bout, jusqu’à ce que la poussière elle-même l’en empêche, pour raconter un désespoir, une fermeture, se mettant à hauteur de la génération qui le précède et qui le touche le plus : celle de ses parents.
Lou-Andréa Désiré
- Prochaine projection : jeudi 21 à 13h40