Interview Tiago Hespanha pour CAMPO
Vous venez de l’architecture, et cela semble jouer sur votre regard de cinéaste. En quoi êtes-vous porté par l’esprit d’un lieu pour faire un film ?
Le rapport au lieu est souvent inconsciemment le point de départ de mes projets. C’est la rencontre avec un endroit, une ambiance, une situation. C’est le lieu qui m’amène aux personnes. Par exemple, pour Revoluçao industrial, c’était une région dont je connaissais le paysage. D’anciennes usines désaffectées… Mais ce n’était pas un film de fantômes pour autant, donc on a cherché des gens. Le paysage seul ne ferait pas le film, comme ici pour Campo. Le paysage, c’est ce qui déclenche un désir de rencontrer des gens, qui quelque part, incarnent l’esprit de ce lieu.
D’où vient l’idée de Campo ? De la rencontre avec ce lieu également ?
Là c’est un lieu qui déclenche une idée. Les deux sont assez forts et se complètent. Comme c’est un lieu clos, qui n’est pas libre d’accès, je n’avais aucune relation avec la base militaire. J’y suis allé la première fois et j’en suis sorti avec la sensation que je devais faire un film là. Pas à cause du paysage mais disons que la rencontre avec ce lieu a créé un imaginaire qui a soutenu le désir du film. Chaque matin, le berger libère ses 600 moutons qui partent partout dans la base, où il y a des explosions tout le temps. Mais les moutons intègrent ça et pour eux ça devient normal, ils s’adaptent. Pareil pour moi, je me suis habitué et au bout d’un mois je n’entendais même plus les explosions.
De l’architecture, peut-être avez-vous retenu également un sens de l’échelle. Dans Campo, on voit une même attention portée aux humains, aux animaux, aux arbres… On change en permanence d’échelle et l’homme n’est pas au centre du monde.
C’est une idée difficile à exprimer avec des mots. J’ai essayé de la travailler dans le film de différentes façons. D’abord il y a l’idée du microcosme : je vais filmer ce terrain mais ce que je veux filmer c’est le monde. Parce que ce qui se passe ici se passe aussi à d’autres endroits. Ensuite, on a toujours été attiré par les points de vue élevés : des belvédères, des monts… Voir d’en haut amène une distance qui permet de mettre les choses en perspective, physiquement et mentalement. Il y a aussi les cartes, mais notre expérience physique de la ville ne ressemble pas à une carte. Quand on se détache du sol et qu’on monte, ce n’est pas notre condition naturelle. Cela active l’imaginaire. C’est pour ça que je parle des premiers vols en montgolfière. Cette distance permet de voir les choses différemment. Ensuite il y a le simulacre, ce qui se passe dans la base : tout y est simulé, on joue à la guerre. C’est du vrai et du faux en même temps. C’est une idée abstraite, parce que quand je tourne, je filme un soldat qui tire. Certains militaires savent que ça ne leur arrivera jamais en réalité. A travers la proximité des corps, j’ai cherché à travailler en essayant de toucher l’humain à l’intérieur de ces situations qui sont très artificielles parfois.
Le film a-t-il été écrit au montage ? Il y a de nombreux jeux de déplacements sonores et visuels…
Le film a été construit sur la table de montage. Le tournage a duré un an et demi. Tous les mois j’allais tourner, puis je regardais les rushes, et je pensais à ce que j’allais faire après. Parfois en réaction à ce que j’avais fait avant. Dans la fabrication de ce film, l’expérience de tournage n’était pas très proche du sentiment du film que je voulais faire. Surtout avec les scènes militaires : déjà parce que je ne connaissais pas les gens, c’était à chaque fois des groupes différents que je ne revoyais pas. Je n’étais pas complètement libre de me placer où je voulais bien sûr car ça restait un entraînement de tir. Souvent je ne tournais pas. Ou alors je tournais beaucoup mais quand je regardais les rushes c’était une description d’un entraînement de tir. Il a fallu au montage se détacher de l’expérience du tournage et trouver la distance pour prendre un visage, un geste qu’il y avait eu pendant cet entraînement, sans décrire l’entraînement. Le montage a duré un an et demi. On a travaillé à plusieurs, avec des fiches. On a monté avec les textes de référence en parallèle des images. On savait qu’on voulait une voix off. Ça a beaucoup changé en court de route évidemment.
Il y a un lien fort au mythe et à l’onirisme…
Le lieu était entre le concret et l’imaginaire. L’imaginaire était fait de différentes choses qui influençaient mon expérience de ce lieu, de ces situations. Je savais que c’était l’expérience que je voulais partager avec le spectateur. Il faut arriver à dire les choses sans que l’image illustre cela. Il faut créer un point de vue qui ne serait pas possible si je ne l’amenais pas. Qu’est-ce que je peux introduire comme idée qui va amener à l’intérieur de chaque scène une pensée qui peut être excitante, nourrissante ? Qui peut déclencher des pensées. La mythologie par exemple, c’est une abstraction, dès le départ. J’avais besoin de créer cette distance aux choses. On revient à l’idée de point de vue physique qui te permet de mettre les choses en relation. Cela te permet aussi de ne pas être pris par les conditions concrètes de chaque situation qui aboutirait à de la description.
Patricio Guzman disait qu’il faut délimiter un territoire de travail. D’autres collègues de Terratreme se sont aventurés plus au Sud, en Afrique. Vous avez choisi d’explorer le Portugal.
Ce n’est pas une décision mais disons que je travaille beaucoup par réaction à ce que j’ai autour de moi. J’ai du mal à penser à quelque chose de lointain, que je ne connais pas. Mais ça peut arriver. On prépare un film de Pedro [Pinho] en Afrique. J’ai fait aussi un film à Sao Tomé avec Luisa [Homem].
Le rapport au collectif ça aide ?
On est toujours là les uns pour les autres. J’aime bien partager. Luisa est venue tourner avec moi. Avec Leonor [Noivo] on a beaucoup discuté. On visionne des montages ensemble. On travaile en commun, mais d’une manière libre, pas préétablie. Pas seulement nous six [les six membres fondateurs de Terratreme] mais aussi tous les gens qui gravitent autour.
Est-ce que vous aviez des références en préparant le film ?
Evidemment quand tu parles d’un projet avec quelqu’un, il y a toujours un film qui s’impose. J’enseigne, donc je fais ça aussi tout le temps avec les étudiants, de donner des références. Il y a des films qui ont été importants. Parfois c’est très obsessionnel. A un moment donné je me suis mis dans Herzog. J’ai vu et revu Fata Morgana, j’en ai transcrit la voix off. Lessons of Darkness aussi. Une amie a mis mon film en relation avec Méditerranée de Jean-Daniel Pollet. J’avais aussi retranscrit la voix off sur ce film.
Est-ce que vous avez des conseils à donner à de jeunes cinéastes qui voudraient faire un film ?
Le plus difficile, mais pas seulement pour les jeunes cinéastes, pour tous ceux qui font des films, c’est de trouver sa voix, de donner une forme à son désir. Être juste avec ça. Ce qui te met en marche. Le moteur. On tombe facilement dans des choses dont la valeur est comme dictée par son importance sociale, politique. On tombe sur des « sujets ». Et il n’y a pas de cinéma sans une sensibilité, même si c’est par rapport à un sujet. Cette sensibilité doit être à la base, à l’origine du film. Il ne faut pas se laisser tromper par des « sujets ».
Entretien réalisé par Joséphine Jouannais à Paris, le 18 mars.