Matinée des idées : Filmer la réalité invisible
Lors de la dernière édition du festival, le vendredi 22 mars au matin à la Maison de la Poésie, Paris DOC, en partenariat avec la SRF, proposait une table ronde un peu originale. Le but ? Lancer une matinée des idées autour d’une thématique donnée : filmer la réalité invisible.
Pour faire rebondir les pensées étaient réunis les cinéastes Raphaël Siboni, Antoine Viviani, Kaori Kinoshita et Alain Della Negra, le philosophe Mathieu Potte-Bonneville et le chercheur du CNRS spécialisé en informatique, Mokhrane Bouzegoub.
Le professeur de cinéma Dork Zabunyan était le chef d’orchestre de cette symphonie des idées.
Filmer la réalité invisible? Un paradoxe en soi, comme l’a expliqué Thomas Jenkoe, délégué au documentaire de la SRF, qui questionne sur la manière de représenter ce qui est invisible aux yeux. Et dans le cas du documentaire, la question est de savoir comment celui-ci peut s’emparer de cette problématique et même la mettre en perspective.
Deux orientations de départ avait été données au panel : les nouvelles formes de contraintes politiques et de la violence d’état et la place de l’information et des données dématérialisées. Dork Zabunyan en a tiré six exemples qui ont servi de point de départ.
– Le premier est la notion d’ « image manquante » de Serge Daney qui faisait alors référence à l’absence d’images de Bagdad sous les bombes pendant la guerre du Golfe, entrainant des projections mentales de la part des téléspectateurs pour combler le vide.
– Le deuxième revenait à questionner l’infrastructure des médias et notamment le mythe de la dématérialisation. Internet, c’est le cloud mais c’est aussi 80% de câbles qui parcourent les océans.
– Le troisième posait la question de la vision du scientifique en s’appuyant sur un texte de Jean-Luc Godard s’interrogeant sur ce que voyait Einstein. S’il l’a traduit de manière littéraire, par des équations notamment, on ne sait pas ce que lui voyait dans son esprit.
– La question climatique est au coeur du quatrième exemple avec une photo de Samuel Bollendorff tirée de son travail sur les lieux contaminés. Comment montrer la toxicité d’un lieu sans mettre en avant des images spectaculaires de l’impact de cette dernière sur les corps?
– Le cinquième exemple revenait sur la question juridique en matière d’invisibilité. Pour illustrer, Dork Zaburyan a montré une photo d’un homme tué lors des attentats du 13 novembre qui a fait l’objet d’un débat juridique pour savoir s’il était possible ou non de le montrer dans un magazine.
– Enfin, le sixième exemple se raccrochait à l’idée de la violence d’état. Celle-ci n’est pas que physique et ne se traduit pas seulement par la violence policière. Elle peut être aussi symbolique ou morale comme c’est le cas, par exemple, du traitement des émigrés aux guichets d’obtention de leur carte de séjour.
C’est d’abord la notion scientifique qui a amené les panélistes à discuter. Antoine Viviani a ainsi rappelé l’impossibilité de saisir l’entièreté de la réalité, notamment en raison de notre spectre optique limité et infime. Il est revenu sur l’un de ses travaux passé, Dans les limbes, où il questionnait notre finitude en lien avec la pratique du digital en imaginant un esprit qui se dissoudrait dans le réseau internet.
En réaction, Mokhrane Bouzegoub est revenu sur la question de ce que voit le scientifique et de la nécessité de la représentation, visuelle mais aussi sonore, pour la rendre compréhensible au plus grand nombre. Il a ainsi montré une représentation artistique d’une réalité informatique, invisible par définition, où la visualisation permettait d’amener une nouvelle approche de compréhension.
Une approche différente, c’est ce sur quoi Mathieu Potte-Bonneville est ensuite revenu. Pour lui, à l’origine, la représentation, le visible, est dans une position au pire décorative, au mieux didactique. Mais en représentant, on apporte aussi des informations en plus ainsi qu’une interprétation qui peut amener de nouvelles questions. Il a ainsi pris l’exemple de la représentation des atomes, sous forme de mini-systèmes solaires, posant soudainement la questions de la distance entre les différents éléments qui les composent, ce qui ne se serait pas posé s’ils avaient été représentés autrement.
Raphaël Siboni est lui revenu sur son projet de série, The Unmanned, qu’il prépare avec Fabien Giraud autour d’une histoire à rebours de l’informatique. L’idée est de faire une prédiction du futur via l’informatique qui pourtant met en crise ce futur, car incapable de l’envisager différemment qu’une répétition du passé. A travers des
moments clés, le duo envisage de montrer le lien entre l’histoire de l’informatique et les luttes sociales et sociétales. Ils explorent également comment l’informatique, création humaine, finit par nous transformer nous.
Cette manière dont l’informatique, le virtuel vient influencer de manière imperceptible mais bien réelle le vivant, est aussi au cœur du nouveau projet du duo de cinéastes Kaori Kinoshita et Alain Della Negra. Dans leur prochain documentaire, il se concentre sur un jeu vidéo sur console portative qui permet au joueur de rencontrer la femme de sa vie. Sauf que celle-ci est virtuelle et ne vit que sur l’écran, une sorte de Tamagotchi nouvelle génération et beaucoup plus intrusif entraînant une dématérialisation de l’amour et des sentiments. Une manière pour les joueurs, pas si victimes que ça, de lutter contre le système patriarcal du pays qui ne correspond plus à la réalité. Une sorte de rébellion douce mais tout de même inquiétante selon la réalisatrice.
Un exemple qui a permis aux panélistes de se diriger vers la question de l’invisible politique. Pour l’illustrer, Mathieu Potte-Bonneville a montré un extrait du Sens de la vie des Monty Pythons sur l’idée du « Comment ne pas être vus ». Ce sketch particulièrement comique, basé sur un dispositif documentaire, permettait d’aborder des questions aussi diverses que l’invisibilité du pouvoir, le consentement de la majorité invisible, la discordance entre le dire et le voir ou encore des effets de la visibilité.
Dans un dernier élan, Antoine Viviani a abordé la question écologique, notamment en parlant de son projet Solastalgie. Le terme inventé par le philosophe australien Glenn Albrecht décrit une forme de détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux. Il s’interroge, par un procédé d’expérience immersive, sur un monde où l’homme ne serait pas la mesure de toute chose, où l’on pourrait changer d’échelle. Aux côtés de Raphaël Siboni, ils ont insisté sur la nécessité de penser autrement.
En conclusion, Dork Zubanyan a rappelé la nécessité pour le documentaire de se poser ces questions et d’être le relais de cette masse invisible, de s’interroger sur sa représentation mais aussi sur les dangers qu’entraîne cette représentation.
Perrine Quennesson