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L’intégrale Pierre Creton

“Pour dire comment s’articule ma vie et ma pratique de cinéaste, je voudrais citer Jean-Luc Nancy [Au fond des images, 2003]: “Le paysan est celui qui s’occupe du pays, et il n’est pas pour autant forcément agriculteur. Un paysan est un ouvrier qui ouvrage le temps-et-lieu en même temps que l’objet ouvragé. Et c’est ainsi qu’il peut y avoir un paysan dans la pensée ou dans l’art : en tant que celui qui ne produit pas seulement, mais qui d’abord cultive, c’est-à-dire qui fait venir et qui laisse croître. Le paysan est aussi celui qui n’est pas tout dans son travail, celui qui donne lieu et temps à d’autres opérations que la sienne, à des mûrissements et à des attentes, à de très anciennes mémoires enfouies, à des croisements imprévisibles et à des virements de ciel.”

C’est par cette citation de Jean-Luc Nancy que Pierre Creton répondait à Cyril Neyrat en 2006 quant à la manière dont s’articule sa vie et sa pratique de cinéaste, choisissant de convoquer une figure qui tout à la fois nous renvoie à un passé archaïque commun à tous, à un autre temps que le nôtre, à une utopie.  Pourtant si la terre, celle que l’on cultive, que l’on jardine, est le lieu et le temps de son occupation, Il serait réducteur de dire de Pierre qu’il est un cinéaste paysan tout comme il serait faux de dire de Pierre qu’il est un cinéaste de la nature, celle que l’on contemple ou dont on fait le paysage.  Au cœur  du cinéma Pierre Creton il y a avant tout la rencontre. Avec des êtres, des lieux, des lectures, des événements  et l’expérience singulière  d’un homme, vivant  parmi les vivants,  décidé à être ensemble. Entre vivre et faire les films se tissent. Agir, ressentir, désirer. Des films portés par le lyrisme et la sensualité du geste et du corps autant que de l’événement et de l’action. Ainsi l’articulation de la vie et de la pratique de cinéaste de Pierre Creton est au cœur de son œuvre et de l’alchimie créatrice dont tous les films portent la trace. Elle est la matière de chaque film et en dicte la forme.

C’est avec beaucoup d’émotion qu’en revoyant les premiers films de Pierre, je reconnais des tentatives formelles, des principes narratifs, des images dont certaines s’affermiront tandis que d’autres alimenteront des variations récurrentes plus ou moins directes. Mais aussi de film en film d’entrer dans une intimité, un cercle d’amis bienveillants où chacun,  chaque être vivant, veille sur l’autre et sur le monde alentour. Hommes, bêtes, falaises, routes et champs…  On peut imaginer Pierre Creton comme un arpenteur de son territoire familier mais aussi comme un arpenteur d’un territoire cinématographique dont l’élargissement  par cercles concentriques s’expérimente en découvrant l’intégralité des films du cinéaste.

Creton, arpenteur enraciné, a un acolyte, Vincent Barré ; Vincent est celui qui part, qui va loin, entraînant Pierre parfois avec lui, le moins souvent possible semble-t-il. Pour autant c’est à deux, dans leur échange des nouvelles du proche et du lointain mêlés, partage attentif d’un ici permanent, que le récit, l’expérience et la fiction du monde nous sont rendus. « Il n’y a de vrai que “les rapports” c’est-à-dire la manière dont nous percevons les objets »(1).

Catherine Bizern

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 (1) Extrait d’une lettre de Gustave Flaubert à Guy de Maupassant cité dans l’ouvrage Cultiver habiter filmer, Pierre Creton, conversation avec Cyril Neyrat Ed. Independencia, 2010).