Le Marché, petit commerce documentaire
En 1990, en même temps que je rencontrais l’apiculteur Marcel Pilate qui changea ma vie (qui m’en donna un meilleur goût, plus exactement) et qui m’embaucha, je découvrais grâce à Michel Surya, dans sa biographie sur Georges Bataille La Mort à l’œuvre le nom d’Alexandre Kojève. Je fis alors un film sur un thème à la fois musical et philosophique, celui du voisin et de la vicinalité (Le Vicinal) qui associait Pilate et Kojève dans une lecture fragmentée de l’Introduction à la lecture de Hegel : « Le Désir humain doit porter sur un autre Désir. Pour qu’il y ait Désir humain, il faut donc qu’il y ait tout d’abord une pluralité de Désir (animaux) ». Plus loin : « Dans la ruche il y a division du travail »… Vingt ans plus tard à Fécamp, sur le lieu même où j’avais accompagné Marcel Pilate pour vendre le miel : le marché, j’apprenais la présence de Michel Surya comme habitant voisin. Entre temps il avait publié Portrait de l’intermittent du spectacle en supplétif de la domination : « On regardera un jour cette époque comme celle qui, au moyen du marché, soumit l’art aussi parfaitement que, quelques siècles plus tôt, les princes et le clergé le soumettaient absolument ». J’ai choisi pour ma part un autre marché, plus humain (animaux), comme communauté. J’ai eu envie de filmer ce marché et pour rendre hommage à Surya de revisiter Kojève, qui décidément continuait de me faire rire. Sabine Haudepin (en voisine, aussi) sut parfaitement exprimer par sa lecture ce sentiment. (Pierre Creton)
Nous savons tous que l’homme qui contemple avec attention une chose, qui veut la voir telle qu’elle est, sans rien y changer, est « absorbé », comme on dit, par cette contemplation, c’est-à-dire par cette chose. Il s’oublie, il ne pense qu’à la chose contemplée ; il ne pense ni à sa contemplation, ni, encore moins, à soi-même, à son « Moi ». […] Il est d’autant moins conscient de soi qu’il est plus conscient de la chose. Il pourra parler peut-être de la chose, mais il ne parlera jamais de lui-même : dans son discours le mot « Je » n’interviendra pas. Pour que ce mot apparaisse il faut donc qu’il y ait autre chose encore que contemplation purement passive, uniquement révélatrice de l’Être. Et cette autre chose est le Désir. Alexandre Kojève (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947)
Pierre Creton