LA CECILIA
En 1887, le Brésil est un pays jeune. Son empereur, Dom Pedro II, voudrait le voir se développer. Il fait don d’une parcelle de terre, “la Cecilia”, à Giovanni Rossi, un écrivain anarchiste italien. Celui-ci, aidé de neuf compagnons et d’une femme, Olimpia, part mettre en pratique ses idées communautaires.
Tout commence à Rome, où je vais à l’époque de temps en temps, j’y achète un disque, un 33-T des Dischi del Sole, dont les équipes ont recueilli des enregistrements anciens de chants anarchistes et socialistes (nous sommes à la fin du 19ème siècle). Dans ce disque, une chanson me plaît beaucoup : La colonia Cecilia. Ce prénom féminin associé à une « expérience anarchiste » me trouble. Il s’agissait donc de créer une « colonie » (d’une vingtaine de volontaires) au Brésil, sur les grands principes anarchistes : Ni dieu, ni maîtres, ni patrons, ni police — chacun se rend utile à sa façon et selon son désir. Une seule femme, Olimpia, au milieu de ces hommes. Et elle ne s’appelle pas « Cecilia ». Je propose au cinéaste Eduardo De Gregorio de travailler avec moi au scénario du projet. Eduardo se rend à Rome et Florence, où il retrouve les écrits de Giovanni Rossi, anarchiste fouriériste (un nouvel ordre amoureux dans de nouvelles relations sociales). Nous lisons, récoltons des documents, des lettres, et même des photos ! Nous travaillons avec Marianne, devenue mon épouse en 1968. Le producteur Claude Nedjar s’intéresse au projet, ainsi que Fanny Berchaux et Martine Marignac. Il est d’abord prévu de tourner sur le site même de la colonie, près de Curitiba, dans l’état du Paraná. Mes démarches auprès de l’attaché culturel de l’Ambassade du Brésil à Paris tournent court : il me répond, étant donné que cette histoire ne s’est jamais passée au Brésil, qu’il ne voit aucune raison d’aller tourner là-bas. Eduardo (qui est Argentin de Paris) me suggère d’aller tourner à la frontière même du Paraná, dans la province argentine de Missiones. Nous y allons. Même peuple de métis d’Indiens, même langue dérivée du portugais qu’au Paraná. Et les paysages. Ça raccorde. Notre producteur, alerté sans doute, craint à juste titre l’installation imminente de la dictature en Argentine et préfère chercher une autre solution. Mon ami et assistant Claudio Biondi propose une vallée isolée à quelques kilomètres de Rome : Formello. Après tout, me dis-je, comme la langue du film sera l’italien, la parole des comédiens enregistrée en son direct fournira un effet de réel indiscutable. Paroles et chants définiront à la fois l’espace et le temps du film. C’est ce que je me disais. Nous tournâmes à Formello. Là, pacifiquement, des chevaux sauvages erraient, qui s’écartaient à notre arrivée. Il gelait ; de sommaires baraques de bois furent édifiées, un enclos, un hangar pour les futures récoltes…
À la lecture de ses deux livres, le souci de Giovanni Rossi nous apparut centré davantage sur l’expérience d’amour libre que sur les enjeux politiques de l’aventure. Le lien entre les deux, tellement important, n’apparaissait guère. Nous décidions cependant de maintenir la bipartition originale. Rossi disposait d’un argument imparable pour préférer vivre son « expérience » amoureuse plutôt que d’être plus investi dans l’aventure collective : il refusait tout ce qui pouvait le faire apparaître comme un « chef ». Il était pourtant le fondateur de toute cette histoire, les compagnons anarchistes l’avaient suivi, qu’il le veuille ou non, il en était le concepteur, l’inspirateur, comment ne pas en être en même temps l’animateur, le « responsable » ? Au nom du principe de l’abolition des inégalités, Rossi a toujours refusé ce rôle de chef, rôle qu’il occupait pourtant de fait. La petite troupe savait bien qui était « le chef ». Et lui savait se dérober. Cette sorte de fable faisait, pour moi, écho à la situation que j’avais vécue, que nous avions vécue aux Cahiers du cinéma dès l’après Mai et la « politisation » de la revue (1968-1973). Nous avions
aboli la rédaction en chef, nous étions tous au même salaire, nous avions tenté de réaliser une expérience d’autonomie économique et politique (même si la Chine de Mao et de la Révolution culturelle restait un point de référence). Je crois bien que cette histoire dans l’histoire de la revue a travaillé le scénario du film, sans que j’en aie été conscient : je n’ai commencé à entrevoir la chose, l’effet de miroir, que bien des années plus tard, c’était à Tulle, un débat sur le film, et là, j’ai compris !
En même temps, Rossi attribuait les difficultés de l’aventure moins à la distance qu’il avait voulue, qu’à l’arrivée des « familles », venues rejoindre les pionniers. Il y a dans ses livres de rudes attaques contre « les familles ». Rossi ne veut pas être un héritier. Il y a un refus de la filiation comme de l’affiliation. Cette position, je m’en sentais proche. Je voulais ne rien devoir, ni de bon, ni de mauvais, à « ma » famille. Couper les ponts. Alors oui, tu as raison, les femmes qui arrivent avec « les familles » sont rejetées par le film comme elles le sont par Rossi. J’ai tenté néanmoins de montrer des femmes en lutte, même sans les mots d’aujourd’hui. Le film est contemporain des graves crises qui ont déchiré et Lotta continua (Adriano Sofri) et, en France, la G.P. (Gauche prolétarienne, Pierre Victor). Deux questions se posaient ensemble : le passage à la lutte armée, d’un côté, la place des femmes dans l’organisation militante, de l’autre. La dissolution des deux mouvements, à trois ans d’intervalle (1976 et 1973), écartait ces problèmes sans les résoudre. Ceci pour évoquer la toile de fond de l’écriture et de la réalisation de La Cecilia.
Jean-Louis Comolli
Correspondance avec Isabelle Le Corff, 22/01/2022 dans Jean-Louis Comolli, le cinéma pour utopie
(dir.) Isabelle Le Corff & Antony Fiant, éditions WARM (à paraître, décembre 2023)
Massimo Foschi, Maria Carta, Vittorio Mezzogiorno
Filmoblic, C.E.C.R.T. - Centre Européen Cinéma-Radio-Télévision, Saba Cinematografica
Jean-Louis Comolli, Eduardo de Gregorio, Marianne di Vettimo
Yann Le Masson
Tonino Testa
Claudio Biondi
Michel Portal
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