Ce que nous apprend l’écart d’interprétation entre les affaires King et Floyd, c’est que le document ne constitue jamais une preuve en soi. En dépit des apparences, le visible ne se donne pas immédiatement pour lisible. Il demande à être élucidé, analysé, interprété. L’usage controversé des vidéos vernaculaires sur les réseaux sociaux, le complotisme alimenté par des démonstrations « images à l’appui », aussi bien que les débats juridiques et politiques autour de la maîtrise des outils de prise de vue dans l’espace public, engagent un certain nombre de questions : sur la nature de ces documents d’abord, sur leurs auteurs ensuite, sur leurs usages enfin. À quels documents s’applique cette rhétorique de la vérité ? Aux preuves matérielles, c’est-à-dire aux traces, aux fragments, aux indices ? ou bien à celles, plus immatérielles des témoignages et des reconstitutions ? À quelles conditions ces vérités deviennent-elles audibles ? À partir de quel seuil de visibilité et selon quelles règles d’énonciation sont-elles recevables ?
Comment artistes, écrivains et cinéastes se ressaisissent-ils de ces matériaux hors de toute prétention à l’expertise ? Car par-delà la question de la preuve, les reconstructions et les récits d’invention questionnent aussi les écritures documentaires actuelles en ce que celles-ci se trouvent toujours sommées – et de ce fait même suspectes – de déstabiliser ce rapport d’évidence entre le document et la vérité afin d’en proposer une autre lecture. L’ère des « fausses vérités » (fake truths) nous a aussi appris que les médias, et le cinéma l’a fait bien avant internet, pouvaient inventer des vérités, et qu’à ce jeu des séductions du faux ne se pliaient pas seulement les puissants mais aussi ceux qui, dépourvus des grands récits, laissés en marge de l’Histoire, fabulent leur propre vérité.
Alice Leroy