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Rendre compte du documentaire comme un cinéma de la mise en scène. C’est à partir de cette volonté que s’est imposée l’idée cette année de présenter le travail de trois cinéastes qui sur la cartographie du cinéma se trouvent à des coins opposés du territoire : la première rétrospective française de Claudia von Alemann, cinéaste essentielle du mouvement féministe en Allemagne, qui ne craint pas de mêler les langages et les dispositifs narratifs pour créer une œuvre au croisement des territoires du politique, de l’expérience commune et de l’intime ; James Benning, figure essentielle du cinéma indépendant américain, arpenteur de l’Amérique et témoin de son histoire, qui fait vivre au spectateur l’expérience du temps et de l’espace, de ce que le paysage contient de récit et cache d’événements ; Jean-Charles Hue, qui entre fiction et documentaire, nous plonge au cœur d’une réalité tourmentée, dangereuse, intense, au côté des Yéniches en France ou des laissés pour compte à Tijuana.    Le cinéma documentaire est ainsi un vaste territoire aux frontières flottantes, poreuses, aux expérimentations tant formelles que narratives. Ce sont ces expérimentations singulières dont la compétition tente de rendre compte à travers un ensemble de films français et étrangers, longs et courts métrages, de jeunes cinéastes ou de réalisateurs reconnus. C’est aussi l’expérimentation qui est le dénominateur commun de la sélection des premiers gestes documentaires remarquables présentés dans Première Fenêtre par ceux qui seront les cinéastes de demain. Les programmations Front(s) populaire(s) et les séances spéciales complètent cet ensemble de films contemporains qui questionnent et légendent le monde que nous habitons.    C’est à un cheminement plus anarchique, sans distinction, que nous invitons aussi les spectateurs de Cinéma du réel. Comme dans un système rhizomatique les films se complètent, les films se regardent : « des films qui se donnent la main » était l’expression de Marie-Pierre Duhamel. Des films qui remettent en jeu les tensions de notre contemporain, en font émerger l’âpre complexité, le frottement, et en même temps l’évidence. Évidence de la persistance coloniale à laquelle sont confrontées les populations des territoires d’outre-mer, comme le racontent les films tournés en Guadeloupe par Martine Delumeau et Malaury Eloi Paisley, à la Réunion par Cécile Laveissière et Jean-Marie Pernelle ou à la Martinique par Florence Lazar. Évidence de la persistance coloniale qui émerge peu à peu de Dahomey, le film de Mati Diop qui ouvre cette année le festival. Le colonialisme toujours dans Soundtrack of a Coup d’Etat, qui fait le lien entre le mouvement des droits civiques aux États-Unis et les luttes d’indépendance en Afrique. Colonialisme encore avec le film de Raphaël Pillosio, Les mots qu’elles eurent un jour : elles, ces combattantes algériennes, magnifiquement filmées par Yann le Masson à leur sortie de prison. Le portrait de ces femmes modernes, engagées et éprises de liberté en 1962 nous rappelle aussi combien le combat contre le patriarcat est loin d’être nouveau, et loin d’être gagné. De féminisme si tel est le nom de ce combat, il sera également question cette année dans le cadre de la rétrospective consacrée à Claudia von Alemann mais aussi dans les films de Claudine Bories, Natacha Thiéry, Sabine Groenewegen, Kumjana Novakova notamment. Occasion de s’arrêter un instant sur l’expérience politique des femmes cinéastes à travers leurs films et leur parcours. Et puis il y a Gaza, non pas l’événement qui vient tout à coup faire irruption et comme un moment de stupeur interrompre le cours de nos existences, mais comme quelque chose qui nous arrive à tous et reconfigure notre lecture du temps présent, des relations humaines et de notre rapport au monde. C’est aussi à l’aune de ce qu’il se passe à Gaza, ici et maintenant, que nous regardons, non seulement les films tournés en Palestine, mais aussi à Sarajevo ou au Haut-Karabagh.    Catherine Bizern

Festival parlé

Bien avant qu’un réseau de luttes locales ne s’oppose à l’appropriation de l’eau par des intérêts particuliers ou qu’une communauté hétéroclite de paysans, militants et simples habitants ne s’organise pour défendre un bocage menacé par la construction d’un aéroport, l’accès à des ressources vitales et la défense d’espaces partagés a constitué l’horizon des communs. Dès la généralisation des enclosures dans l’Angleterre du XVIIe siècle, point de départ d’un processus d’« accumulation primitive » que Marx désignait comme l’origine du capitalisme, et aussi longtemps que des logiques privatives ont prévalu sur l’intérêt collectif, les communs ont été menacés. Leur préservation a pourtant à voir avec nos conditions mêmes d’existence, car ils concernent d’abord les ressources indispensables à notre survie, l’eau, la terre, les forêts, tout le tissu biologique que nous partageons avec les autres vivants.

Par-delà des biens matériels, les communs définissent aussi des relations sociales, celles qui, par exemple, assurent équitablement la gestion collective de ces ressources partagées : communautés d’expérience et de savoirs qui, des jardins partagés aux logiciels libres, des coopératives ouvrières aux fab labs autogérés, inventent une praxis politique à l’échelle d’un collectif. Voilà comment ces expérimentations et ces insurrections concernent aussi bien la politique que l’esthétique, en qualifiant des formes de vie qui engagent tout à la fois l’environnement et la manière de l’habiter, la terre et les moyens de la travailler, la communauté et la façon dont elle se représente et se raconte à elle-même. Car œuvrer à la préservation des communs, c’est aussi faire en commun, transmettre et collectiviser les outils, les savoirs et les pratiques. Dans l’histoire des formes documentaires, ce partage équivaut au souci de pluraliser les regards, collectiviser l’écriture des récits, repenser la logique même de la création afin que l’élaboration importe au moins autant que le résultat. Cela revient à composer avec des désirs divers pour faire en sorte qu’un projet, quelle que soit sa forme, soit aussi l’occasion de se réapproprier des outils pour se représenter et refonder ainsi une communauté d’expérience.

De la cartographie au cinéma et de la philosophie à la militance, la cinquième édition du festival parlé questionne avec « Communs, Communes » un enjeu fondamental des temps présents et à venir. À travers les expériences de communalisation et les luttes de défense des communs, il s’agit d’envisager non seulement les espaces, ressources et histoires que nous partageons, mais aussi les gestes, savoirs et images à même de proposer une alternative radicale aux récits dominants.

La première table ronde, « Formes communes », emprunte son titre à Kristin Ross pour interroger une proposition de Maria Mies, « Pas de communs sans communauté ». Elle s’ancre dans le récit et l’analyse des expériences communalistes, élaborées par des collectifs militants aussi bien qu’à travers des agencements plus éphémères, geste chorégraphique, expérience de tournage ou mobilisation, autant de formes communes qui viennent refonder une communauté non sur une essence de quelque sorte mais sur un faire commun ne dissociant jamais la pensée de l’expérience.

La seconde table ronde, « L’horizon des communs », adopte une perspective à la fois diachronique et synchronique pour ressaisir un phénomène aux échelles et dimensions multiples, à partir de démarches qui croisent le temps long de l’histoire et des paysages avec l’actualité la plus urgente. Gestes cartographiques, formes de l’attention et mises en récit revitalisent les imaginaires collectifs en questionnant les modèles de représentation et de narration en vigueur, depuis la sauvegarde d’une salle de cinéma jusqu’à un protocole de création détournant la commande publique vers la discussion collective.

Alice Leroy

Depuis sa création, le festival parlé accueille les performances, projections et interventions des artistes-chercheurs du programme doctoral SACRe : cette année, Sophie Larger et Lucile Cornet-Richard.

L’ensemble des discussions et des propositions artistiques donne lieu à une publication aux Éditions de l’Œil.