KAISERLING III
Un homme filme le vivant. Il l’archive dans des préparations humides paradoxales. Des images en fluide qui pourraient lui survivre. En 2100, sa fille aura 86 ans. Il en aura 129.
Tout cinéaste, à plus forte raison si sa pratique est entièrement liée aux outils numériques, possède des dizaines de disques durs, remplis de milliers d’heures d’images dormantes. Il arrive qu’un banal accident contredise les promesses d’éternité des supports de stockage actuels et réduise cette matière à néant, à moins que les changements de technologie et leur obsolescence programmée ne finissent un jour par rendre toute cette mémoire tragiquement inaccessible. Faut-il comme Philippe Rouy (4 bâtiments face à la mer, Fovea Centralis) recourir à des méthodes de conservation ancienne et plonger ces disques durs dans le formol, en l’occurrence ce fluide préservant la couleur des spécimens dont la formule inventée par le pathologiste allemand Johann Carl Kaiserling (1869-1942) donne son nom au film ? Solution évidemment ironique, qui précipite et ritualise la destruction redoutée. Mais elle trompe aussi la mort en changeant de registre de visibilité. Les boîtes opaques, préalablement éviscérées, laissent apparaître leur mécanique rutilante sur les parois bombées des bocaux, certaines y développant d’étranges formations analogues aux corruptions qui altèrent les images numériques. C’est le point de départ d’un essai dont les associations sibyllines frappent l’esprit avec une impitoyable clarté, quand à la joie éprouvée par une enfant au seuil du langage face à un cochon dans la boue, succède le récit radiophonique par George Franju du plus terrible des films d’épouvante, celui qui vous regarde souffrir avec un grand sourire.
Antoine Thirion
Lire aussi l’entretien avec Philippe Rouy
Andolfi (Arnaud Dommerc)
Philippe Rouy
Philippe Rouy
Philippe Rouy
Andolfi - production@andolfi.fr