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Chaque année Cinéma du réel s’interroge sur ce qu’il en est du documentaire, de ses formes, de ses évolutions et des manières de faire des cinéastes. C’est en cela un festival exploratoire, un chantier de recherche. Au-delà de l’exposition d’un cinéma documentaire contemporain mondial en plein essor, Cinéma du réel est une invitation à expérimenter le monde et le cinéma à travers une multiplicité de regards, une pluralité des pratiques documentaires et des visions plurielles sur le cinéma. Parce que le cinéma passe de l'esprit du réalisateur à l'esprit du spectateur, il est un art de la connivence, sinon la collusion, entre cinéaste et spectateur, qui ainsi fait l’expérience d’un autre imaginaire, d’un autre univers que le sien. Mais cette expérience qui est aussi celle de l’Autre ou plutôt de la distance qui me sépare de lui, a ceci de particulier en cinéma documentaire qu’elle nous rappelle aussi que nous habitons tous le même monde. Le cinéma documentaire nous donne notre réel à voir. Et c’est peut-être par des œuvres qui inquiètent, qui bousculent les imaginaires, qui confrontent à d’autres désirs, d’autres aspirations, d’autres rêves, qu’une discontinuité se produit dans ce déroulement implacable de la réalité. Cette discontinuité qui questionne, surprend, résiste, ravit, nous permet alors de ne pas être aveuglé et de voir notre contemporain. Ce à quoi nous convions le public de Cinéma du réel. Catherine Bizern Organisation Remerciements

Le Monde, autre / Jean-Pierre Gorin

Près de vingt ans plus tard, soit une génération, il nous a semblé opportun et peut-être même nécessaire d’inviter Jean-Pierre Gorin et avec lui de s’exercer une nouvelle fois à regarder le monde et le cinéma … autrement. Autrement, telle que s’énonçait la démarche du groupe Dziga Vertov.

Au lendemain de Mai 68, Jean-Pierre Gorin, militant aux Jeunesses communistes marxistes léninistes rentre en cinéma plutôt qu’en politique et rejoint Jean-Luc Godard ; ensemble ils créent un collectif – le groupe Dziga Vertov – qui se donne comme objectif de « réaliser politiquement des films politiques ».  Groupe qui se distingue d’autres collectifs politiques, nombreux à l’époque (le groupe Medvedkine, L’ARC, Cinélutte, etc),  par une pratique cinématographique que l’on qualifierait de cinéma d’essai plutôt que de cinéma militant. Dans chaque film, il s’agit de remettre en cause le cinéma comme système et comme récit – et de donner à voir cette remise en cause. Pour le groupe Dziga Vertov, le cinéma, tâche secondaire mais activité principale, est une machine à élaborer des questions. 

Entre 1969 et 1974, six films vont être réalisés – et de nombreux projets amorcés, non aboutis. Le plus connu, qui sera le dernier, Tout va bien avec Jane Fonda et Yves Montand, est signé Godard-Gorin et produit par le jeune producteur Jean-Pierre Rassam.  

Contre la tyrannie du narratif, ce sont des films rageurs, radicaux, décapants et finalement burlesques. De manière emblématique, c’est Vladimir et Rosa, le film sans doute le plus maoïsto-burlesque de tous les temps que Jean-Pierre Gorin a choisi de montrer aujourd’hui et à propos duquel il écrivait en 2004 : la juxtaposition de voix stridentes, le « non-jeu » exécrable des acteurs, les parodies « révolutionnaires » plus bêtes les unes que les autres anticipent le meilleur du punk et du hip hop. Dans ce film où Gorin et Godard jouent aux idiots, et où le plaisir subversif de la comédie vient perturber le goût pour la théorie, c’est la farce qui a vertu révolutionnaire, dans une tentative grinçante de retourner le spectacle contre le pouvoir.  

C’est dans cet esprit que Jean-Pierre Gorin nous propose de revenir sur l’ensemble des films du groupe Dziga Vertov : Ces films ont été vus par trois personnes dont deux enthousiastes… Une visite guidée du groupe Dziga Vertov, le titre de sa conférence n’est pas qu’une coquetterie, il souligne la confidentialité de la diffusion de ces films. Montrés en marge du cinéma commercial, ils étaient rejetés par les militants gauchistes de tous bords, exceptée une poignée d’aficionados, principalement aux Etats-Unis (cf. le témoignage de Jean Paul Fargier dans le numéro des Cahiers du cinéma d’octobre 2022). Rejetés tout autant par l’industrie du cinéma et la critique majoritaire, dans un grand mépris pour la démarche du groupe qui le leur rendait bien. Rejetés parfois par Gorin et Godard eux-mêmes qui avouaient le ratage, mais aussi la contradiction, voire l’impasse dans laquelle leur exigence à la fois politique et cinématographique les avaient menés. Sans reconnaissance ou presque, les films étaient privés de visibilité par leur système de production même : les télévisions ou les distributeurs (italiens, allemands, américains) qui les commandaient, attirés par le seul et prestigieux nom de Godard, refusaient au vu du résultat final d’en assumer la diffusion, tout en en conservant les droits d’exploitation. Exception faite de Tout va bien qui bénéficiera d’une sortie en salle, les films n’ont, à l’époque, pas été vus. Aujourd’hui Gaumont est propriétaire de leurs droits d’exploitation. 

C’est à l’invitation de Manny Farber, peintre et critique de cinéma, que Jean-Pierre Gorin rejoint les États Unis en 1975 pour enseigner le cinéma à l’université de San Diego, où il vit toujours aujourd’hui. 

Entre 1978 et 1992 Jean Pierre Gorin réalise trois films communément désignés comme sa trilogie californienne. 

Ces trois films ont ceci en commun d’expérimenter les manières de faire communauté, chacune étant d’abord caractérisée par sa langue : celle que Poto et Cabengo inventent pour communiquer entre elles, celle, imagée et codée du gang de My crasy life, celle des spécialistes fondus de train miniatures de Routine Pleasure… avec, à chaque fois, le désir d’en être, le désir des personnages mais surtout celui de Gorin lui-même. D’en être, de ce duo de jumelles qu’il tente désespérément de contenir dans son cadre, d’en être, de ce gang de Samoans qu’il accompagne en villégiature à Hawaï, d’en être, de ce club de vieux américains qui tous les mardis tiennent dans leur hangar tout le territoire de l’Amérique sous leurs yeux.

Jean-Pierre Gorin cinéaste n’est pas dupe du désir d’en être de son double, Gorin narrateur, il le regarde avec une distance à la fois bienveillante et moqueuse se débrouiller pour exister dans l’espace du film.  À chaque fois cet espace est un espace de rencontre, un terrain de jeu et le territoire de l’enfance. À tout le moins le lieu possible d’un état de vacance partagé avec les deux jumelles qui s’amusent d’être ainsi l’objet de tant d’attention, avec les gangsters qui loin de leur quartier abandonnent leur posture violente pour un peu de légèreté retrouvée, avec ces vieux enfants studieux qui jouent aux trains électriques, et à la grande épopée américaine. 

Cet état de vacance c’est aussi pour le cinéaste accepter de ne pas tout à fait maîtriser son sujet ou plutôt jouer à se laisser déborder par celui-ci… manière sans doute de poursuivre la tentative d’enrayement de la machine mise en scène, d’être là certes mais en y étant autrement, dans un certain détachement, celui-là même qui faisait dire au groupe Dziga Vertov : cinéma tâche secondaire mais activité principale.  

Ne retrouvons-nous pas d’ailleurs dans ces films américains cette même candeur qui veut ouvrir les yeux et montrer le monde, que l’on perçoit dans les films du groupe Dziga Vertov ?  Et surtout cette même croyance et ce même attachement au cinéma des origines, comme en témoigne le choix de Gorin pour sa carte blanche. Deux films en regard à Poto et Cabengo : En rachâchant de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub et Gosses de Tokyo de Ozu, et deux films sur le mythe de l’Amérique : Cœur d’Apache (1912) de Griffith et Brumes (1935) de Hawks. Ce mythe dont Routine Pleasures et My Crasy Life proposaient d’ultimes incarnations. 

Catherine Bizern